vendredi 14 juin 2013

Faire siens les mots des autres

« Je relisais le dernier chapitre de ma traduction. C’était un moment de grâce, j’avais l’impression d’avoir réussi à sauvegarder l’autre langue dans ma propre langue, comme si rien d’essentiel n’en avait été perdu, ni les sonorités ni le rythme. » (Louise Dupré, La memoria)

Existe-t-il relation plus intime que celle entretenue par un lecteur avec le livre entre ses mains? Cette impression d’entendre la voix d’un ami, ce plaisir de se faire raconter une histoire, cette conviction qu’un texte changera notre vie, ne peuvent se  révéler entièrement que si les nuances d’une langue sont parfaitement maîtrisées. Doit-on se priver de la découverte d’un auteur, par peur de ne pas saisir toutes les strates de sens? C’est ici qu’entrent en jeu les traducteurs,  ces amoureux des mots qui les restituent autrement, qui les interprètent comme un musicien déchiffre une partition, sans jamais en trahir l’essence.

Le traducteur reste un passeur, un pont entre deux univers, deux voix, unies par un même désir viscéral de communication.  Humble, il marche sur ce fil tendu entre des êtres qui ne se connaissent pas encore, mais s’espèrent, se devinent. Il révèle les mots de cet autre plutôt que les garder pour lui, partage l’émotion ressentie à la lecture d’une phrase, l’admiration pour le ciselé d’une figure de style, le sourire esquissé après un dialogue bien ficelé.

Certains parlent de la traduction comme d’une trahison; d’autres y voient avec raison une histoire d’amour. « J’aime quand vous me parlez en anglais. Ça me force à traduire les mots dans ma tête et j’ai l’impression d’échanger un long baiser avec un beau garçon », faisait dire à un de ses personnages Philippe Girard dans Le chapeau. Existe-t-il au fond un geste plus noble, plus désintéressé, que ce travail dans l’ombre, par simple volonté de diffuser un texte, de faire résonner une voix, de se laisser toucher par elle, afin qu’un propos circule, suscite la réflexion?  Défi, responsabilité, mission; et si, au fond, la traduction offrait au lecteur et à une langue une double liberté?

(En recopiant dans mon fichier de citations celles que j'avais extraites du très beau livre de Louise Dupré, je me suis rappelée ce texte, écrit comme « examen » pour un contrat potentiel avec un organisme fédéral. J'ai eu envie de le partager ici. Je devais aussi le réduire à un texte de 500 caractères et un de 140 caractères ou moins, ère de l'instantané exige.

Un auteur, un lecteur; isolés par leurs langues respectives. Entre eux deux, un traducteur, travailleur de l’ombre, qui sculpte la lumière.)

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