dimanche 22 février 2015

Le concert comme madeleine

Vendredi soir hivernal, Maison symphonique de Montréal. J'attends mon meilleur ami en jetant un coup d’œil sur les mélomanes qui se pressent pour assister au récital d'Emanuel Ax. Je réalise avec surprise que je ne reconnais personne. Amis, autres pianistes, public habituel de l'OSM (que l'on identifie sans peine, même si on n'a jamais été présenté) ont sans doute préféré entendre « Manny » dans le Premier concerto de Brahms dans les jours qui ont précédé. (On a également pu entendre pour la première fois le magnifique Nocturne de Samy Moussa, à découvrir en reprise sur Medici.)

Photo: Lisa Marie Mazzuco
Nous nous pressons dans la salle, nous posons et, là, au milieu de ces inconnus, je me rappelle d'un seul coup tous ces concerts gratuits, proposés les vendredis Salle Claude-Champagne par Radio-Canada, qui enregistrait le tout. (Les temps ont bien changé.) À combien ai-je assisté? Grand mystère. Certains (liés au piano, dont ceux de Raoul Sosa et Louis Lortie) se sont inscrits de façon indélébile, d'autres restent souvenirs fugaces. Je me souviens comment j'avais l'impression d'être bombardée de notes, gracieuseté de mon oreille absolue que je n'avais pas encore appris à désamorcer. Des années après, en discutant avec un ami chef d'orchestre, je comprendrais que, lorsque j'entends distinctement notes ou enchaînement harmoniques, c'est que le cœur n'est pas touché, que seule la tête assimile les données. 

Les lumières s'éteignent et Emanuel Ax s'avance, nous offre en entrée une pièce jamais jouée, les Variations chromatiques de concert de Bizet, une série de déclinaisons d'une simple gamme chromatique d'abord ascendante puis descendantes. Je me laisse charmer par certains détournements du thème, sans ressentir de réelle connexion avec l'oeuvre. Pourtant, je ne peux m'empêcher de remarquer comment Ax est efficace dans sa production du son, son contrôle absolu de la respiration musicale et la profondeur du lien qu'il établit avec le public. (Aucun applaudissement intempestif ne ponctuera le récital entier, tant tous sont entièrement sous son joug.)

Le pianiste nous propose ensuite six pièces de Rameau, parfaitement ciselées, qui donnent l'envie de plonger dans ces pages habituellement réservées aux clavecinistes et de les travailler, d'y entrer plus profondément, de les partager avec des élèves aussi. Je me souviens ici des quelques fois où j'ai enseigné le «Tambourin » de Rameau, réalise ce que pourraient apporter « L'indifférente » ou « L'enharmonique » aux plus avancés.

Le segment Debussy est celui que j'attendais avec le plus d'impatience: les Estampes, l'« Hommage à Rameau » tiré de la première suite d'Images et L'isle joyeuse. Impossible de ne pas céder à l'ondoiement des « Pagodes », à la chaleur de la « Soirée dans Grenade » ou à l'effervescence des « Jardins sous la pluie », particulièrement bien rendus par Emanuel Ax. À l'écoute du triptyque se superposent le souvenir des heures passées à l'instrument alors que je travaillais ces pages, mais aussi le souvenir du récital de Menahem Pressler offert dans le même lieu il y a quelques années. À l'entracte, une conversation s'engagerait avec une autre pianiste qui avait préféré cette version, alors que je donnais Ax gagnant ici, même si c'est tout particulièrement dans l'« Hommage à Rameau », pièce souvent rendue de façon assez fade, qu'il a atteint un sommet inégalé de poésie.

L'après-entracte serait entièrement consacré à un sommet absolu du répertoire de musique de chambre: le Quintette avec piano de Schumann, Emanuel Ax partageant la scène avec les premières chaises de l'OSM Andrew Wan, Olivier Thoun, Neal Gripp et Brian Manker. Rarement aura-t-on entendu une telle complicité entre les musiciens (qui n'ont évidemment pas pu disposer d'heures de répétitions infinies), pu sentir la joie contagieuse que chacun avait à jouer cette page dans laquelle le piano a la part du lion, imposante partition qui ne prend tout son sens pourtant qu'avec le soutien des autres musiciens qui commentent tour à tour l'une ou l'autre assertion. J'ai entendu cette oeuvre des dizaines de fois, dans autant de versions, mais je ne pourrai jamais oublier l'instant précis où je l'ai découverte, en lecture, au piano, à Tanglewood. Je ne me souviens pas comment la partition s'est retrouvée sur mon lutrin, qui étaient les quatre autres interprètes. Impossible pourtant d'oublier l'impact qu'aura eu sur la pianiste de 17 ans alors cette page maîtresse, jamais (re)travaillée depuis.

Le piano m'appelle: signe indéniable que l'interprète du récital de vendredi a été à la hauteur...

1 commentaire:

Claudio Pinto a dit…

Probablement la plus belle critique de spectacle que je lirai cette semaine. Et d'une justesse sans égale, car j'y étais moi aussi!

Claudio